La vague impose au spectateur le défi de la frontalité. Une énorme masse en équilibre instable, mouvement arrêté qui menace à tout instant de continuer sa course écrasante, d’achever sa chute pour ensevelir le spectateur. Le saisissement du sublime arrive cependant sous une forme en décalage par rapport à l’immédiateté de la nature : la vague semble le produit du traitement transcendé de matériaux industriels, rebuts éventuels d’un cycle de production aux antipodes de la nature sauvage que représente la mer ainsi schématisée. Le mouvement sauvage peut tout aussi bien évoquer la puissance récente des tsunamis destructeurs qui ont ravagé la côte asiatique qu’un retournement conceptuel des objets manufacturés contre leurs créateurs.

En unissant ces deux univers, celui de la nature sauvage, qui nous apparaît de plus en plus lointaine et pittoresque (un alignement sans fin de cartes postales), et celui de nos grands œuvres manifestant notre puissance, le travail de Mehdi Melhaoui accuse l’écart qui se creuse entre notre perception et la réalité de notre monde : l’avènement de l’ère post-industrielle nous donne l’impression d’une maîtrise totale de notre environnement. L’ingénierie humaine nous promet de nous rendre complètement libres des contraintes de l’ordre naturel qui ne nous concernent donc plus.

Le retour à la nature semble donc illusoire dans le sens où rompre le contact est un acte d’émancipation pour notre société. C’est pour cette raison que nous avons si facilement divorcé du monde qui nous entourait et de ce qu’il représentait. Évidemment, nous y avons perdu également une part de poésie et de curiosité.

Quand nous nous trouvons face à la mer, nous voyons une plage et des transats, pas une puissance tutélaire, pas le berceau de la vie et de la civilisation, pas une instance tragique qui décide chaque jour du sort de ceux qui tentent leur chance pour changer de vie en s’embarquant à bord de frêles esquifs pour d’autres rivages, victimes des mirages de notre mode de vie. Ce que l’artiste essaye de nous faire voir, c’est le monde enfoui sous nos habitudes de perception. Le monde caché des puissances « mères », aussi bien que l’ailleurs évoqué par cette immense étendue. En perdant le contact, nous avons aussi perdu la curiosité pour l’ailleurs, pour l’exotique, pour le départ – dissimulé la nostalgie qui nous guette tous du fait même d’être humains (et simplement humains).

La « vague » promet une confrontation, la négation de cette facilité de l’horizon soumis, le retour du refoulé – nos matériaux se soulèvent et se font menaçants. Ce retour n’est pas une renaissance immaculée, la réconciliation avec un état antérieur de résonance perdue. C’est plutôt le rapport à un régime inconscient, celui des traces que nous laissons derrière nous, de l’immense amas d’objets et de matières désaffectées qui s’amoncelle dans cette zone aveugle et menace de nous ensevelir.

Si la matière est domestiquée ou niée (dans un effort pour ne pas s’en préoccuper), la pensée l’est aussi : impossible de s’imaginer l’autre, impossible même de sortir de soi. D’où la force double du geste artistique : présenter en même temps qu’une force brute un horizon fragile et distordu qui transfigure son exécution technique pour inviter le spectateur à exercer un regard sensiblement différent, et faire jouer les ruines internes à notre monde au moment même de leur fabrication, opposer ainsi la récupération empathique à l’impossibilité du retour. La matière existe, elle est là, palpable et émotionnellement chargée, il suffit que nous nous arrachions à nous-mêmes, que nous cessions de nier la catastrophe de notre déracinement, pour nous rouvrir au monde.