> Gwendoline Samidoust par Michael Verger-Laurent

biladi, Gwendoline Samidoust
biladi, Gwen Samidoust

 

Le travail de Gwen Samidoust explore la distance au cadre, le cadre que l’on se fixe comme limite, comme frontière, le cadre que l’on définit pour s’acquitter d’une tâche quelconque. Celui qui permet justement de rendre toute tâche quelconque et d’en faire un enjeu purement technique. Cadrer, c’est circonvenir, c’est réduire à une dimension négligeable.

Gwen Samidoust va mettre ce cadre en question aussi bien à l’intérieur de ses vidéos qu’au sein de ses oeuvres plastiques. Ainsi dans Marges, la personne qui, munie d’un balai, essaye de « nettoyer » la plage de ce que la mer y projette, épure le cadre même de la vidéo : les deux grandeurs se répondent, évoquant des frontières entre des zones qui doivent rester exclusives l’une de l’autre, le balai tendant à conserver ou à rétablir un espace inviolé. Le cadre physique de la vidéo est celui d’une plage de Tanger où se joue chaque nuit le destin de centaines de clandestins, où chaque jour les plus fortunés peuvent prendre des bains de soleil sous la protection de vigiles surarmés. Cette succession que le balai rappelle pourrait retraduire également un ballet mental, celui de notre réaction auto-immune à ce qui se passe autour de nous, de la manière dont nous essayons de faire table rase des stimulus qui déclenchent notre empathie, et comment l’occultation se révèle finalement impossible. La tâche symbolisée par le balai représente un essai pour réconcilier deux faces antinomiques de cet espace : l’une est la surface lisse et sans accrocs, « propre », qui ne permet pas de suspecter un quelconque problème ; l’autre est la face « envahie » par les restes, les traces, les flux, le mouvement, le désordre. Cette tâche, moins absurde qu’atavique, est aussi la manifestation du parcours de notre pensée (comme de notre corps en mouvement) pour couvrir la distance entre le monde que l’on nous présente et le monde tel que nous pouvons le percevoir.

Si l’effacement vain était la thématique de Marges, Encrage suit la logique inverse : le langage prend matière et forme dans l’espace, l’encre noire donne substance à un processus d’ancrage qui tient de l’enracinement – il faut nous réinscrire au sens propre à même la terre qui nous porte. L’errance humaine que les pieds symbolisent est ici retranscrite en errance du pinceau, au cours d’une cérémonie sans début ni fin qui n’est pas sans évoquer la répétition infinie de Marges.

On retrouve également cette idée dans la multiplication des Brouillons, ces chaussettes roulées en boule réalisées en barbotine : jamais ces ébauches ne connaîtront de version définitive. La continuité dans la production, autant que la variabilité infime mais sensible entre chaque modèle entraîne le suspens de la problématique de la finition comme de la complétion d’une tâche ; l’accumulation des exemplaires donne son indépendance à la répétition du geste, le mouvement apparemment bridé se libère de ses référents dans cette suite méditative. La mise en mouvement vient pallier à l’absence de modus operandi satisfaisant ou efficace pour compléter les tâches démesurées qui ont été fixées (que ce soit balayer la mer ou faire flotter le béton comme dans Corps-morts) : chaque tentative expose un peu plus celui qui s’y livre, en même temps qu’un sens se construit dans l’à-côté d’une problématique sans issue. Est évoqué ainsi le fantôme d’une spiritualité ou d’une mystique dans la transcendance d’un acte que les conditions de son exposition (effacement de l’acteur et projection à l’horizontale) rendent universel, ouvert à l’appropriation.

Gwen Samidoust propose là un retournement perceptif, chacun peut saisir les « corps morts » de sa pensée et en faire des flotteurs, peut donner de la légèreté au béton ; il est possible de ne pas finir écrasé par l’auto-assignation, de libérer sa pensée comme son corps de l’astreinte par le biais de cette réappropriation.

Michael Verger-Laurent