> « Bleu Münchhausen », Michael Verger-Laurent, 2014

Audrey Martin poursuit dans son travail une démarche toute en nuances, exigeant une vraie curiosité de la part du spectateur. Ses œuvres procèdent pour la plupart d’une logique délicate d’effacement, ou d’épuisement du sens : zéro point zéro, collaboration avec l’artiste Muriel Joya, est la dernière étape d’un projet où l’artiste donne à voir la disparition d’une production antérieure « dissoute » par un rayon lumineux ; ruine M2K2 utilise l’or non comme un métal précieux mais comme un vestige banalisé dont les valeurs symboliques successives ont été oubliées ; Global Damages fait un portrait clinique de notre propre disparition catastrophique modélisée sur un mode scientifique dépassionné. L’œuvre, présentée sous forme de cartes postales redoublant la distance cynique, encourage le spectateur à participer en créant son propre souvenir « touristique » de l’événement. Enfin, dé-paysages, l’œuvre qu’elle met au point dans le cadre de la résidence au Living Room et à la Panacée, est également basée sur la disparition d’images de film en une sorte de développement photographique inversé – elle semble traduire une forme de sur-exposition spectaculaire qui finit par désagréger ses objets.

La disparition mise en scène traduit une obsession contemporaine : l’angoisse de l’homme face à la perspective de sa propre fin, amorcée et accentuée par les terribles enjeux de son exposition aux autres. Au centre d’un univers dont il ne perçoit désormais que trop bien les limites factuelles, l’homme est confronté à l’obligation claustrophobique de se soumettre aux regards des autres, son apparition au monde constituant un risque répété à l’infini : il faut passer l’épreuve de la rencontre avec l’inconnu qui peut mettre à nu, priver de défense et juger – moment kafkaïen poussé aujourd’hui à son paroxysme. Le spectaculaire a alors pour vocation de remédier aussi bien à la disparition (toujours repoussée activement) qu’à l’entrée en scène fatidique (dont il faut atténuer le traumatisme). Audrey Martin dépouille cette mécanique des effets d’agitation qui la dissimule d’ordinaire, dévoilant le vide et la prétention de nos efforts.

Elle souligne également un changement de paradigme. Lorsque les peintres italiens explorent au quattrocento le thème de l’Annonciation grâce aux possibilités nouvelles de la perspective, celle-ci leur permet de faire entrer « l’infigurable dans la figure »* : l’Incarnation, le mystère du divin venant sur terre, est annoncée par l’apparition de Gabriel à Marie. Le moment de l’apparition, proprement pictural, est un « événement d’apocalypse ». C’est aussi le moment de la prise de risque : Dieu doit être accueilli volontairement par Marie, qui est « troublée » par sa venue. Aujourd’hui le divin a déserté, dans les discours comme dans les représentations des hommes, un monde désenchanté, sans que la problématique de l’« événement d’apocalypse » se soit éteinte pour autant. L’artiste occupe une place de choix : ce n’est plus au croyant qu’elle s’adresse mais au spectateur – au « trouble » de ce dernier. Si tout s’efface, ne reste que le dispositif dans sa nudité, la lumière blanche, la ruine, le fantomatique : Audrey revient au moment de l’apparition dans toute sa pureté. Dépassionnant et normalisant la disparition, elle reporte la tension dramatique sur l’absence rendue présente, la place laissée vide – le mystère éventé. Elle fait de l’objet une présence spectrale, hantée par un passé disparu, libère l’espace du défilement spectaculaire – offrant en ce sens une vision épurée du réel, ou une contemplation zen.

Le choix, pour sa dernière pièce (dé-paysages), du film Les aventures du baron de Münchhausen (1943) souligne cette démarche : les photogrammes illustrant les exploits du baron affabulateur sont dissous comme par l’exercice d’une lumière impitoyable dans un caisson transparent donnant une dimension expérimentale à l’ensemble – les décors exotiques s’écoulent dans le système pour ne plus former qu’un pâle vestige bleuté. La capacité à recoder le monde de manière romanesque faisait l’essence du voile, du déguisement, masquant l’apparition. En brisant cet élan, Audrey Martin réactualise ici des questions métaphysiques essentielles, que notre désintérêt consumériste a simplement masqué sans les faire disparaître ; elle soulève aussi bien la continuité de notre angoisse existentielle, la transformation de nos systèmes de croyance, que la fonction paradoxale attribuée à l’art, qui doit nous distraire en même temps qu’il nous offre du sens ou une justification ontologique à même de rendre le monde supportable. La lumière, manipulée par Audrey, devient une arme redoutable pour détruire le flux tranquille de nos confortables illusions.

La vidéo above ground, présentée en même temps, met elle aussi en scène l’instant fugace et silencieux d’une apparition, celle d’un jardin anonyme, au milieu duquel trône une piscine hors sol. L’objet dévoilé par une série d’éclairs irréguliers, se gonfle de nombreux potentiels, tour à tour incongru, magique ou inquiétant, explorant le revers du risque d’être-au-monde.

* Cette citation et les suivantes sont issues de : Daniel Arasse, L’Annonciation italienne, Une histoire de perspective, Paris, Hazan, 1999.